POURQUOI JE M'EN MÊLE ...

"NOUS SOMMES TOUS SOURDS QUAND CELA ARRANGE NOTRE BONHEUR. CELA REPOSE UN PEU DE NE PAS TOUT ENTENDRE" - Tahar Ben Jelloun

vendredi 29 janvier 2010

COMMENT "BLACK JESUS" A CONQUIS L'ÉPOUSE DE BILL CLINTON


Lorsque leurs chemins se croisent, il n’est qu’un jeune sénateur presque inconnu. Elle, une star planétaire qu’on ne présente plus depuis longtemps. Ils se sont rencontrés, appréciés, puis durement affrontés. Avec des armes parfois discutables, diront certains. Il est aujourd’hui Président des États-Unis. Elle dirige sa diplomatie. Dans le livre qu’ils viennent de sortir intitulé “Game Change” (Harper Collins, New York, 2010. 448pp) et consacré aux dessous de la dernière champagne électorale qui a été couronnée par l’élection du premier Président Noir des États-Unis, les journalistes John Heilemann du magazine New York et Mark Halperin du Time livrent, entre autres, quelques secrets de la relation quasi maternelle, puis conflictuelle, et, pour finir, professionnelle entre Obama et sa rivale devenue sa secrétaire d’État, Hillary Rodham Clinton.


En fait, il faut savoir qu’au-delà de ces quelques « morceaux choisis » qui concernent le tandem Obama – H.R. Clinton, le livre des deux journalistes est un récit « à l’américaine », basé sur des dizaines d’interviews avec les principaux protagonistes, du type de celui qu’avait mené Bob Woodward avec ses “Bush at War”. On peut y lire des revelations inédites (quelquefois à la limite d’un voyeurisme peu glorieux hélas), sur l’improbable tandem formé par John McCain et sa colistière Sarah Palin, ce qu’on a appelé "la chute de la Maison Clinton" et les rapports tumultueux entre Hillary et Bill (lequel ne sort guère grandi de cette enquête, tant il semble avoir multiplié les erreurs politiques et les coups de sang incontrôlés), les destins contrariés de John Edwards et de Rudy Giuliani, et, surtout, l’ascension météorique de Barack Obama, surnommé « Black Jesus » par son propre staff durant les primaires. Morceaux choisis, donc (les titres ont été ajoutés par mes soins) :


LA RENCONTRE


« Au Sénat, Obama arpente le hall du quatrième étage du bâtiment Russell. Il cherche le bureau SR476. Nous sommes le 1er février 2005. Un peu moins d’un mois auparavant, il a été le troisième Africain-Américain de l’Histoire à prêter serment en tant que sénateur. Et il peine toujours à trouver son chemin au Capitole. Son bureau se situe à quelques rues de là, dans le bâtiment Hart, plus grand, plus moderne, mais moins prestigieux. « Russell », c’est le bassin dans lequel nagent les très gros poissons : Ted Kennedy, John Kerry, John McCain, Hillary Clinton… Et c’est justement avec cette dernière qu’Obama a rendez-vous. Car il a besoin d’aide. Les six mois qui viennent de s’écouler ont été un vrai chaos.


Dans le bureau aux murs jaune canari de Mrs Clinton (on distingue, accrochées aux murs, une photo de Bobby Kennedy, une autre de Bill dans le Bureau ovale, un photomontage de Hillary et d’Eleanor Roosevelt, son idole…) ; la discussion va, ce jour-là, durer presque une heure. L’élue de New York est convaincue que, pour réussir au Sénat, il est indispensable de ravaler son orgueil (ou, à tout le moins, de faire semblant). Les conseils qu’elle donne à Obama ont le mérite de la clarté : « Baissez la tête et évitez les feux de la rampe. Participez aux bonnes commissions, assistez aux auditions, bref, faites votre travail. Constituez des dossiers solides et n’oubliez jamais les besoins de ceux qui vous ont envoyé ici. »


Clinton apprécie qu’Obama recherche ainsi sa protection. Le jugeant prometteur, elle accepte de le prendre sous son aile. Au cours de cette première année au Sénat, elle prendra souvent le temps de discuter avec lui, pour tenter de lui indiquer la bonne direction. Un jour, Obama lui fera un cadeau : une photo de lui, avec sa femme et ses deux filles. Elle l’exposera dans son bureau jusqu’à son départ du Sénat, en 2009.
Pourtant, le jeune sénateur ne suit guère les conseils de sa protectrice. Loin de se méfier des médias, il les recherche, donne d’innombrables interviews et se laisse complaisamment poursuivre par les photographes et les équipes de télévision.
Un jour, Huma Abedin, l’assistante personnelle de Hillary, le croise dans le hall du Sénat. Très décontracté, il la salue :
« Hey ! comment ça va ?
– J’ai vu votre photo en couverture d’un magazine, elle était bien, le taquine Abedin.
– Oh ! laquelle ? » répond Obama, sans percevoir l’ironie. Son objectif était atteint. […]

APRES LES RAVAGES D’UNE GUERRE SANS MERCI


[À la fin du printemps 2008, le doute n’est plus permis : Barack Obama va remporter la bataille des primaires et décrocher l’investiture de son parti pour l’élection présidentielle de novembre. Hillary Clinton, sa rivale malheureuse, est en plein désarroi : que faire ?]


Elle écoute les conseils de ses innombrables alliés, mais juge la majorité d’entre eux inutiles. Elle oscille entre raison et déni de la réalité. Peut-être doit-elle attendre une semaine avant de réagir ? Ou peut-être deux ? En tout cas, mieux vaut garder plusieurs fers au feu, on ne sait jamais… Son staff ne tarde pas à réagir. Mandy Grunwald estime que Hillary ne doit surtout pas laisser perdurer l’image de mauvaise perdante qu’elle a pu donner au cours des dernières heures. Qu’elle doit, rapidement et de bonne grâce, se tenir derrière Obama, d’une manière qui serve à la fois ses intérêts et son image. « Tu devrais t’approprier ce moment », lâche Grunwald.
La rusée Tina Flournoy risque une comparaison avec la guerre de Sécession : « Beaucoup de combattants qui n’étaient pas prêts à voir la guerre s’arrêter se réfugièrent dans les collines. Vous pouvez prendre le maquis pendant un moment, mais il faut bien revenir un jour. Impossible de rester éternellement caché. »


Clinton procède à un tour de table : Obama a-t-il des chances de l’emporter en novembre ? « Oui, dit Flournoy. Avec votre aide, il peut gagner. » Tout le monde, ou presque, approuve. La candidate se laisse convaincre de sortir de son mutisme, de reconnaître sa défaite et d’apporter son soutien à Obama.
Le jeudi suivant, les ex-adversaires se retrouvent secrètement au domicile de la sénatrice Dianne Feinstein, près de Washington. Les sujets de conversation ne manquent pas : du rôle de Hillary lors de la Convention démocrate à l’effacement de sa dette de campagne, en passant par leur hypothétique campagne commune, à l’automne. Pourtant, à ce moment-là, une seule chose compte vraiment : sera-t-elle candidate à la vice-présidence ? […]
À la vérité, elle hésite. Si Obama lui offre la seconde place sur le ticket démocrate, Hillary sent que son intérêt est d’accepter, surtout pour ne pas être accusée de s’être défilée si Obama vient à perdre, en novembre. Son mari y est favorable, mais Hillary renâcle. Obama, non plus, ne sait trop sur quel pied danser. En raison des avanies qu’elle a endurées sans broncher pendant la campagne, il respecte et admire Hillary. Mais acceptera-t-elle d’être sa subordonnée ? Et puis, il y a le problème représenté par Bill. « Impossible d’avoir trois présidents en même temps à la Maison Blanche », confie-t-il à des amis, lors d’un dîner à New York. […] « Bon, d’accord, vous ne serez pas candidate à la vice-présidence », finit-il par concéder.


Hillary sort de chez Feinstein et, aussitôt, se concentre sur sa première sortie officielle, quarante-huit heures plus tard, à Washington. Au même moment, ses collaborateurs mettent laborieusement au point le discours qu’elle doit prononcer à cette occasion. Tard dans la soirée de vendredi, le texte est prêt – du moins le croit-on. En réalité, Hillary et Bill vont le retravailler encore et encore. Tôt le lendemain matin, la nouvelle version atterrit dans les boîtes mail de ses principaux conseillers.
« Ouah ! ils en ont vraiment fait de la merde, écrit Geoff Garin à ses collègues. Ils ont transformé un soutien élégant au sénateur Obama en quelque chose qui va être perçu comme une mesquinerie. Le problème n’est pas tant ce qu’ils ont enlevé que ce qu’ils ont ajouté. Combien de fois utilisent-ils le mot « je », là-dedans ? »
Une furieuse bataille s’ensuit. Les Clinton ont retiré le mot « soutien » ? Il est rétabli. Ils ont gommé la plupart des références à Obama ? Elles le sont aussi. Hillary ne proteste pas et soutient que son but a toujours été de prononcer un discours généreux et irréprochable. […]


Trois jours plus tard, depuis le Missouri, Obama appelle Bill Clinton. Ils se parlent pendant vingt minutes et conviennent d’un rendez-vous, peut-être à l’occasion d’un dîner à New York, avant la Convention démocrate du mois de juillet. Obama sait que Bill n’a toujours pas digéré d’avoir été accusé de jouer sur la question raciale pendant la campagne. Il ne pense pas que le mari de Hillary soit raciste, mais il n’a nulle intention de le disculper à trop bon compte. « Laissons-le se sortir de là tout seul ; ensuite, nous verrons », pense-t-il.


Quelques semaines plus tard, Michelle Obama appelle Hillary après un voyage en Floride au cours duquel certains partisans de Clinton ont levé des fonds pour Barack. « Je me sens mal de ne pas vous avoir appelée plus tôt, explique la future First Lady. Mais j’attendais le bon moment. » Son interlocutrice la met en garde contre les attaques dont elle commence à faire l’objet et qui vont sans nul doute redoubler, jusqu’en novembre. « Ne vous laissez pas atteindre par ça, lui conseille-t-elle. C’est la méthode des républicains, il faut vous y préparer. »
Mais en cet été 2008, Hillary est loin d’être aussi stoïque qu’elle voudrait le laisser paraître. Le passé la hante, le futur l’intimide et le présent est lourd de menaces. Bref, elle n’est pas heureuse. […]

LE SIGNE DES GRANDS HOMMES : CHEVALERESQUE ET MAT !

En cette matinée du 5 novembre 2009, Barack Obama prend son petit déjeuner en famille, regarde ses enfants partir pour l’école, met ses lunettes de soleil, puis gagne la salle de sport. La veille au soir, il a remporté une victoire aussi éclatante qu’historique en devenant le premier président africain-américain. […]


Obama se fraie un chemin jusqu’à ses bureaux provisoires, au 38e étage du ­Kluczynski Federal Building, dans le quartier d’affaires de Chicago. Assis aux côtés de Joe Biden, de Rahm Emanuel, son futur chef du cabinet, de Valerie Jarrett, Pete Rouse et John Podesta, les responsables de son équipe de transition, et de quelques autres, il passe en revue les candidats à un poste dans son administration. Les noms figurant sur la liste ne sont pas vraiment une surprise. À l’exception d’un seul : Obama pense en effet sérieusement à Hillary Clinton pour le poste de secrétaire d’État. […]


Jusqu’au jour de l’élection, bien peu étaient dans la confidence. Mais Obama n’a jamais manqué une occasion de faire l’éloge de Mrs Clinton. Intelligente, compétente, dure et disciplinée, elle n’aura, estime-t-il, nul besoin qu’on lui explique les choses ni qu’on lui tienne la main. Elle n’aura pas à gagner ses galons sur la scène internationale puisqu’elle a déjà une stature planétaire. « Elle est attentive aux nuances, explique Obama à Jarrett, et c’est ce que j’attends d’un secrétaire d’État, tant les enjeux sont importants. Je ne peux pas avoir quelqu’un qui risquerait de nous mettre en difficulté à cause d’une phrase malheureuse. » […]


Dans son équipe de campagne, beaucoup sont hostiles à cette idée. On doute ouvertement que Hillary puisse, et veuille, être un membre loyal de l’équipe. Chacun avance son argument. Elle va « servir ses propres objectifs et saper ceux d’Obama »… Elle sera « comme une migraine chronique »… Elle « passera son temps à voyager à travers le monde, à faire de l’argent et à mettre son mari en valeur ». […]
Obama écoute ces objections et en rejette la plupart. Oui, il va falloir discuter avec Mrs Clinton. Oui, il va falloir régler le « problème Bill ». Mais il ne partage pas l’animosité de ses collaborateurs. Il est temps de se mettre à gouverner. Pour cela, juge-t-il, Mrs Clinton est un atout précieux. […]


Le 13 novembre, Hillary rencontre Obama dans son bureau, à Chicago. Pourquoi ce dernier l’a-t-il invitée ? Elle se perd en conjectures, mais n’imagine pas une seconde qu’il puisse lui proposer le secrétariat d’État. Deux jours auparavant, lors d’un dîner à New York, Terry McAuliffe [son directeur de campagne, NDLR] a évoqué devant elle une rumeur insistante selon laquelle elle pourrait se voir proposer le poste. « C’est la chose la plus folle que j’aie jamais entendue », a-t-elle répliqué. […]
Maintenant elle est là, assise face à celui qui a causé sa perte. « Vous êtes celle à qui je pense le plus sérieusement pour le poste », lui dit-il. Il lui explique qu’il va leur falloir trouver un accord à propos de la fondation de Bill, du financement de la bibliothèque que celui-ci envisage de créer et de toutes ses très lucratives activités. Comment voit-il leur future relation ? Un président, une secrétaire d’État et chacun son job. […] Obama se doute bien que Clinton va se montrer réticente et qu’il va devoir la courtiser un peu. En même temps, il évalue la situation : « Est-ce qu’on accroche bien ? Va-t-elle finir par admettre que c’est moi le président ? Peut-elle travailler pour moi ? » À la fin de l’entretien, il avait des réponses satisfaisantes à toutes ces questions. […]
Dans l’avion qui la ramène de Chicago, Hillary est loin d’être dans le même état d’esprit. « Je n’accepterai pas ce poste, songe-t-elle. Et je ne laisserai personne me convaincre de le faire ; personne. » En même temps, elle se remémore une formule que James Carville [animateur de télévision, politologue et ami du couple Clinton, NDLR] affectionne : « Une fois qu’on t’a sollicité, t’es baisé. »


Au cours des jours suivants, Hillary n’en démord pas : son intérêt n’est pas de travailler pour Obama. Elle préfère retourner au Sénat, panser ses plaies et consacrer son énergie au remboursement de la dette de plusieurs millions de dollars contractée pour mener sa campagne. Elle aspire à renouer avec sa vie d’avant, aller au théâtre, dîner en ville, passer du temps avec Chelsea [sa fille, NDLR]… À 61 ans, il lui faut admettre qu’elle ne sera peut-être jamais présidente. Surtout, elle est fatiguée. Oh ! tellement fatiguée ! […]
Dans la matinée du 19 novembre, les principaux responsables de son équipe tiennent une téléconférence afin de coordonner l’annonce du refus. Pour contrer les attaques selon lesquelles ce sont les activités de Bill qui ont fait échouer l’accord, ils décident de transmettre à la Maison Blanche la liste complète des soutiens financiers dont bénéficie ce dernier.
Après avoir informé Rahm Emanuel et John Podesta de sa décision, Hillary demande à parler à Obama. Pour mettre les choses au point. […]
« Cela ne va pas marcher, dit-elle, angoissée, à Obama. La campagne a été longue, difficile ; je suis éreintée. Et puis, il y a cette dette que je ne pourrai pas rembourser si je suis secrétaire d’État. Je suis lasse de toutes ces attaques, je me sens comme un punching-ball. J’ai eu ma dose, maintenant, je veux juste rentrer chez moi. Je ne peux vraiment pas accepter. »
« Écoutez, Hillary, lui répond Obama, vos objections sont légitimes. Mais voyez-vous, l’économie est un foutoir pire que nous ne l’avions imaginé. Au cours des deux prochaines années, je vais devoir me concentrer là-dessus. C’est pour ça que j’ai besoin de quelqu’un de votre carrure pour ce poste. J’ai besoin de quelqu’un en qui je puisse avoir toute confiance ; et vous êtes cette personne. » Hillary soulève alors une difficulté plus personnelle. « Vous connaissez mon mari, dit-elle. Vous avez vu ce qui s’est passé. Nous allons devoir passer notre temps à nous expliquer sur telle ou telle de ses déclarations. Vous savez que je ne peux pas le contrôler. Un jour ou l’autre, il posera problème. »
« Je le sais, réplique Obama, mais je suis prêt à prendre ce risque. Votre pays a besoin de vous. J’ai besoin de vous. J’ai besoin que vous le fassiez. » […]
Il est presque 1 heure du matin. Obama se lève calmement et dit : « Je ne peux accepter un refus définitif. Continuez à réfléchir, la nuit porte conseil. » […]
Le matin suivant, Obama fait irruption dans le bureau de Valerie Jarrett, à Chicago. « La nuit dernière, elle m’a dit non, lui explique-t-il, mais elle m’a rappelé tout à l’heure. Finalement, elle accepte. »
Jarrett dévisage Obama. Au cours de la campagne, ils ont eu d’innombrables conversations, mais elle ne se souvient pas de l’avoir jamais vu plus fier ni plus satisfait. Nous sommes le 20 novembre. L’élection a eu lieu seize jours auparavant, mais Obama a déjà réussi à changer les règles du jeu. Au seuil du pouvoir et sur le point d’endosser une responsabilité écrasante, Hillary Clinton et lui sont dans la même équipe. »