POURQUOI JE M'EN MÊLE ...

"NOUS SOMMES TOUS SOURDS QUAND CELA ARRANGE NOTRE BONHEUR. CELA REPOSE UN PEU DE NE PAS TOUT ENTENDRE" - Tahar Ben Jelloun

mardi 17 février 2009

CAMBODGE : LA FACE CACHÉE D'UNE JUSTICE SÉLECTIVE

Trois décennies après la chute des Khmers rouges, un tribunal cambodgien parrainé par les Nations Unies a entamé, ce mardi 17 février 2009, le procès d’un ancien dirigeant Khmer, M. Kang Kek Ieu, alias « Douch », responsable du tristement célèbre centre S-21, véritable Graal de la torture sous Pol Pot. Si beaucoup s’en félicitent et saluent ce procès tant attendu par les familles des victimes et les survivants du génocide qui a fauché la vie de près de 2 millions de Cambodgiens, il me semble plus qu'indiqué de ne pas fermer les yeux devant ce qui apparaît aux yeux de plusieurs - historiens, militants des droits de l’homme ou citoyens lambdas un tant soit peu informés des rôles joués naguère par les protagonistes des événements entourant ces massacres - ce qui apparaît donc, comme un beau tour de passe-passe. Il y a, en effet, comme un air de supercherie qui se joue insidieusement sous nos yeux et qui laisse en dehors du champ de responsabilité – et partant de la justice – une légion entière de co-auteurs et complices, directs et indirects, de cette immense tragédie. Je veux parler des protagonistes non-Cambodgiens qui ont été épargnés par la procédure lancée en 2003 par les « Chambres extraordinaires au sein des tribunaux cambodgiens (CEC) chargés de juger les auteurs des crimes commis sous le régime khmer rouge ». Un regard dans le passé permet de fixer quelques repères.

Petite mise en contexte - Lorsque, en décembre 1978, après trois années d’attaques des Khmers rouges contre son territoire, le Vietnam envahit le Kampuchéa démocratique – nom donné par les Khmers rouges au Cambodge –, le monde découvre les crimes de masse des années Pol Pot. Toutefois, au sein de l’ONU, une alliance se noue entre les Etats-Unis, la Chine et leurs alliés pour condamner un « changement de régime issu d’une intervention étrangère ». Nous sommes en période de guerre froide et les Cambodgiens ont eu le tort d’être libérés de la barbarie par un allié de l’URSS ! Aucune surprise donc lorsque la communauté internationale, sous la houlette des USA, refuse de reconnaître la nouvelle République populaire du Kampuchéa (RPK). Et c’est l’ambassadeur khmer rouge Thiounn Prasith qui va conserver, pendant les quatorze années qui suivent, le siège du Cambodge à l’ONU. Les bourreaux représentent leurs victimes, alors même que, dans les zones encore sous leur contrôle, ils continuent de massacrer des populations. Pour Washington, les principaux dirigeants de l’ex-Kampuchéa démocratique sont considérés comme des « personnalités non communistes » qu’il faut soutenir dans leur lutte contre l’occupation vietnamienne. Occidentaux et Chinois reconstituent, en Thaïlande, l’armée de Pol Pot.

On comprendra pourquoi, dès lors, la Commission des droits de l’homme de l’ONU refuse, en 1979, de se prononcer sur un rapport contenant neuf cent quatre-vingt-quinze pages de témoignages sur les violations massives des droits fondamentaux au Kampuchéa démocratique. Lorsque commencent les négociations de paix en 1989, et conséquence de la volonté d’y associer les Khmers rouges – dont on sait qu’elle conduira à l’échec de la pacification du Cambodge par l’ONU –, l’impasse est faite sur les crimes commis par le régime de Pol Pot. Les termes « crimes contre l’humanité » et « génocide » sont bannis de tout document officiel. Les accords de Paris sur le Cambodge (1991) utilisent la formule « les politiques et les pratiques du passé » pour désigner l’élimination de près d’un tiers de la population cambodgienne ».

Ma petite recherche, quoique sommaire, me permettra de ne pas passer sous silence le fait qu’un « tribunal populaire révolutionnaire » avait jugé, en 1979, le Kampuchéa démocratique à travers deux de ses dirigeants : Pol Pot et M. Ieng Sary, son Vice-Premier Ministre et Ministre des affaires étrangères, condamnés tous les deux à mort par contumace. Ce procès, qui a permis à de nombreux survivants de témoigner, est toutefois entaché dans la mémoire collective cambodgienne par le fait qu’il s’est tenu sous l’influence vietnamienne. Or la propagande des Khmers rouges n’a pas cessé, jusqu’à l’extinction du mouvement en 1998, d’attribuer aux Vietnamiens les massacres du régime de Pol Pot. Le comble du révisionnisme !

Comme d’autres, je considère comme très positif que le procès, finalement décidé par le gouvernement du Cambodge et les Nations Unies en 2003 et qui venait d’ouvrir ses portes ce matin à Phnom Penh, se tienne sur place et dans la langue du pays. Il faut rappeler que c’est par une lettre datée de juin 1997 et adressée à M. Koffi Annan, alors Secrétaire Général de l’ONU, que les autorités cambodgiennes demandaient « l’aide de l’ONU et de la communauté internationale afin de juger ceux qui ont été responsables de génocide et de crimes contre l’humanité pendant le régime des Khmers rouges ». « Etablir la vérité » et « juger les responsables » étaient les deux objectifs définis dans cette requête à laquelle accèda l’Assemblée générale de l’ONU à la fin de la même année. De nombreuses difficultés vont ensuite surgir, qui réclameront sept ans de négociations. L’ONU propose un tribunal international. Le Cambodge préfère une juridiction nationale assistée de magistrats et de conseillers étrangers. L’ONU exige alors le respect de critères juridiques internationaux, demande des garanties sur l’arrestation des suspects et réclame la participation de magistrats internationaux à tous les stades de la procédure. Un problème se pose en effet : les magistrats Cambodgiens sont tous juges et parties, dans la mesure où ils sont tous des survivants du régime de Pol Pot et des parents de victimes. En outre, il est manifeste que la magistrature cambodgienne, reconstituée après 1979, est loin d’atteindre un niveau adéquat de compétence et d’indépendance. Une loi votée en 2001 est amendée en 2004 pour que le fonctionnement de ces « chambres extraordinaires au sein des tribunaux cambodgiens [CEC] destinées à juger les auteurs des crimes commis sous le régime khmer rouge » – nom officiel du tribunal – soit acceptable par l’ONU : l’instruction sera sous la responsabilité conjointe d’un Procureur Cambodgien et d’un procureur proposé par l’ONU, assistés chacun d’un Juge d’instruction de même origine ; la chambre de première instance et la Cour suprême seront composées de juges Cambodgiens et internationaux. Chaque fois, l’accord d’un magistrat international sera requis.
Deux poids, deux mesures - C’est sous la plume d’un spécialiste du Cambodge, Christopher Hitchens, auteur de l’ouvrage Les crimes de M. Kissinger, (2001), que je vous convie à lire ce qui ne peut que susciter indignation pour quiconque est épris de justice et réfractaire à l’idée d’une « justice du plus fort » : « Les Etats-Unis ont accepté le principe d’un procès à condition que le tribunal ne soit compétent que pour les crimes commis au Cambodge entre le 17avril 1975 et le 6 janvier 1979. Ne seront donc pas jugés les responsables étrangers de la tragédie, avant comme après la période du Kampuchéa démocratique. Aucun haut responsable civil ou militaire thaïlandais ne sera appelé à la barre, alors qu’il n’a cessé de s’ingérer dans les affaires cambodgiennes, dès 1953, alors qu’il n’a rien négligé pour déstabiliser le Cambodge neutraliste avant 1970, et qu’il a servi de base arrière à l’armée de Pol Pot de 1979 à 1998. Les dirigeants de Singapour, qui fut la plaque tournante de l’approvisionnement de l’armée de Pol Pot après 1979, ne seront pas davantage mis en cause. Pas plus que les gouvernements européens, conduits par le Royaume-Uni, impliqués dans la fourniture d’armes et de munitions aux Khmers rouges entre 1979 et 1991. Ni M. Henry Kissinger pour sa responsabilité dans les bombardements de mars 1969 à mai 1970, dans le coup d’Etat du 18 mars 1970 qui a renversé Sihanouk, et dans l’invasion du Cambodge en avril 1970. Et pas davantage le président américain James Carter et son conseiller à la sécurité nationale Zbigniew Brzezinski, qui ont fait le choix, en 1979, de condamner la libération du Cambodge par le Vietnam, d’imposer à ce pays un embargo total et de soutenir la reconstitution de l’armée de Pol Pot. Un choix qui est demeuré celui des administrations de Ronald Reagan et de M. George Bush (père) jusqu’en 1990 ». Si on ajoute à ce tableau le fait que Pol Pot et nombreux de ses lieutenants sont morts sans répondre de leurs actes, tandis que d’autres anciens criminels de cette période noire du Cambodge occupent encore des fonctions officielles dans ce pays, on se demande à quelle justice le monde va-t-il vraiment assister dans les mois et années à venir.

Telle est donc, au-delà du satisfecit qui accompagne le procès du dénommé Douch - lequel a demandé ce matin pardon aux familles des victimes et aux survivants de ses crimes odieux - la face cachée d’une justice… sélective. Une justice fidèle à une réalité qui, hélas, reste le talon d’Achille du droit international et en l’occurrence, de la justice internationale : les rapports de forces entre États protagonistes à un conflit, que ce dernier ait entraîné ou non les pires violations du jus cogens. Cela a été est illustré aujourd’hui au Cambodge, cela est valable pour les crimes qui se sont déroulés récemment à Abou Ghraïb et à Guantanamo, cela vaut également pour de nombreux crimes commis depuis 1997 dans le Nord et l’Est de la R.D. Congo où les appels des O.N.G. et de la société civile congolaise pour la création d’un Tribunal Pénal International pour ce pays, continuent à se heurter à un immense mur d’indifférence.

Suis-je optimiste malgré tout ? Oui et… non. Oui, car le droit international a malgré tout inventé cette notion juridique très pertinente qu’est l’imprescriptibilité, en vertu de laquelle rien, en théorie, pas même la puissance d’un État, ne peut empêcher ad vitam aeternam que les auteurs et complices des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité n’échappent à la justice. Mais je dis « en théorie » parce que je reste conscient que les vrais ennemis de cette ultime précaution sont loin d’être négligeables : le temps, ce facteur susceptible de fragiliser le processus de collecte des preuves et la mort, dans l’impunité, des présumés criminels. Une mort qui, en droit pénal, est justement synonyme de prescription. J’aimerais vous entendre là-dessus.

3 commentaires:

  1. Excellent résumé.
    Honte à l'humanité entière qui n'a rien d'humain.
    Hommage aux victimes oubliées.
    Attila

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  2. Il aura en effet fallu attendre trois décennies pour qu'enfin, l'on se décide de passer à la justice dans le dossier cambodien. Malheureusement, lorsque ce moment de décision est atteint, il faut encore souffrir d'un biais: la sélectivité! par rapport à tous ces abus qui foisonnent le sol des hommes mais que seuls quelques malfrats peuvent décider de la direction à donner au concept humanisme!

    Ce sujet me fait penser, inéxorablement au dossier congolais où ce concept de justice sélective trouve son vrai sens. Dans ce pays, mon pays, l'ONU est passée de «l'eau nue - c'est lorsque l'eau est nue qu'elle livre ses meilleurs secrets, elle est plus transparente et morroite ses fonds» à «L'On Nie -prononciation congolaise, d'après ce que les atures en disent» même les vérités évidentes. Car en effet, lorsque l'Est du COngo se flambe, livrant au monde désolation et afflictions, la justice sélective de «l'On Nie» s'intéresse à Bemba pour ce que ses troupes auraient fait en République Centrafricaine, où elles avaient été invitées par un pouvoir en place, pas pour le moins du monde inquiétée par la tribunal international sélectif! Évidemment, il est à comprendre que nous ne faisons pas ici l'apologie d'un abuseur de droits humains, d'où qu'il vienne et qui soit il, mais pour relever qu'en ce moment où ce bandit (il en est un) est poursuivi, il se trouve être à l'Est de mon pays, d'autres scélerats du même acabit, sinon pires, sèment la désolation dans la population, sous la barbe des représentants de l'ONU!

    Alors, justice sélective, Blaise! Lokwa Kanza, le virtuose chanteur congolais en sait quelque chose, lorsqu'il dit de l'humain: «Ndoto ya pamba, pasi ya pamba, que l'humain pourra changer» (Rêve pieux, voeux pieux que l'humain pourra changer). Changer humain par l'ONU et vous aurez la meilleure acception de cette lamentation, pour le Cambodge ou quelqu'autre point du monde.
    Pour la justice, le vrai problème c'est l'humain: il ne changera pas.

    Sumbu Ngiengi

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  3. @ Attila et Mumani :

    Je ne peux que partager votre indignation face à ces indifférences et ce semblant d'humanité à géométrie variable qui trop souvent caractérisent la justice aux mains des hommes. C'est vrai qu'en de tels moments, c'est notre Humanité à tous qui est questionnée.
    S'agissant du Congo, Mumani relaie ici le message d'incompréhension et parfois de consternation de beaucoup de Congolais qui se sentent floués face, là encore, à ce qui passe pour une sélectivité dans le processus judiciaire touchant une zone de l'Afrique où le drame congolais semble être réduite à la portion congrue des préoccupation de Luis Moreno-Ocampo, le Procureur de la CPI. En effet, hormis le cas d'un second coûteau, en la personne de Thomas Lubanga (ancien chef d'une milice ethnique dans l'Ituri congolais), les personnes éprises de justice et le peuple congolais en général attendent que les principaux responsables des crimes de guerre et crimes contre l'humanité dont le Congo continue à être le théâtre depuis plus d'une décennie répondent de leurs actes devant des Juges. Loin de considérer la cause comme entendue et perdue d'avance, nous devrions continuer à mobiliser et à faire entendre la voix qui réclame la justice par tous les canaux à notre portée. C'est, pour paraphraser Attila, le vrai hommage que nous puissions rendre aux victimes que l'on voudrait confiner dans l'oubli.
    Mumani, pourriez-vous nous dire la position sur ce dossier de votre amie Députée congolaise que vous m'aviez présentée à Gatineau à la fin de l'automne ?

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